Voyance, exorcisme et charme aux Microcephals 2010 de Los Angeles

Rédigé par Orox le — Publié dans Delirium paranormalis

Le monde du paranormal recèle en lui-même sa propre culture, son langage spécifique et ses points de repère particuliers. Pour le non-initié, sa perception initiale du paranormal et de son folklore voudra simplement signifier qu’il s’agit d’un mélange hétéroclite de croyances farfelues et de pseudo-sciences, peuplé de gens plutôt déconnectés de la réalité, voire de véritables fous furieux. Mais pour celui qui comme moi fréquente ce monde régulièrement et qui connaît bien son fonctionnement la perception est différente: c’est bien pire qu’on pense…

Prenez un quidam au hasard et mentionnez-lui mine de rien le mot «Illuminati» dans une conversation, il vous regardera bizarrement et ne tentera généralement pas de poursuivre l’échange dans cette voie. Mais si vous prononcez le même mot à quelqu’un qui s’intéresse au paranormal, il y a fort à parier que sa réponse contiendra les mots suivants: «zone 51, Nouvel ordre mondial, tous des pourris, implants extraterrestres, Lady Gaga et Shish Kébab».

S’ensuivra alors une conversation magique et intéressante à tous points de vue, remplie d’arguments et de citations fort à propos, mais qui se terminera immanquablement sous une pluie d’insultes de part et d’autre, car les gens qui fréquentent le domaine du paranormal ont des caractères plutôt entier et ont beaucoup de réticence à changer d’opinion.

Cette dysfonction sociale n’est qu’apparence, car l’Homo Paranormalis, comme chaque être humain, est de nature grégaire et se plaît en compagnie de ses semblables. Afin de satisfaire ce besoin d’échange, il existe une foule d’associations, d’événements et de congrès de toutes sortes consacrés au paranormal un peu partout dans le monde, mais aucun événement n’est aussi célèbre et grandiose que les «Microcephals 2010», qui se tiennent à Los Angeles chaque année durant trois jours.

Cet immense rassemblement entièrement dédié au paranormal réunit des milliers de participants venant de tous les coins du monde, et les dernières tendances paranormales y sont présentées avec tout le côté clinquant propre aux grands événements du genre. C’est aussi un lieu d’échange où l’élite mondiale du paranormal vient exposer ses travaux les plus importants, qui détermineront à leur tour les grands courants paranormaux partout sur la planète.

Les «Microcephals 2010», c’est aussi une multitude de conférences couvrant virtuellement tous les aspects du domaine: les clairvoyants, amateurs d’ésotérisme, magiciens et astrologues y côtoient sans gêne les théoriciens du complot, les amateurs de Star Trek, les partisans de la Terre creuse et les spécialistes du bigfoot. Cette année, les «Microcephals 2010» se sont tenus les 1, 2 et 3 janvier 2010 à Los Angeles, en plein coeur de la mythique cité des Anges. L’équipe du Blog du paranormal et de l’insolite y a délégué à grands frais son journaliste émérite, nul autre que moi-même, afin d’aller y passer une journée.

Attention: le reportage qui suit contient des gros mots, un peu de violence et quelques scènes plutôt osées. Bref, il est excellent!

2 janvier 2010

8:06 AM: «C’est contre la loi de Dieu ces trucs-là»

Je suis descendu de l’avion un peu abasourdi, suite à une aventure galante avec une hôtesse de l’air roumaine dans la minuscule salle de bain de l’appareil, un inquiétant Tupolev TU-104 construit en 1956. Pensez ce que vous voulez, mais passer trois heures dans un habitacle mesurant à peine 10 nanomètres cubes avec une robuste matrone avinée qui chante «La Mamoushka» à tue-tête relève de l’exploit.

Le contraste est total lorsque je mets le pied sur le tarmac du Los Angeles Airport. Tout est fabuleusement grand, le soleil brille de tous ses feux et une mission importante m’attend: couvrir les Microcephals 2010, l’événement paranormal de l’année à l’échelon planétaire. Je m’extirpe tant bien que mal du terminal Tom Bradley qui est bondé et je presse le pas vers l’aire des taxis. Un chauffeur obèse d’origine jamaïcaine me regarde déambuler vers son véhicule d’un air blasé. Je m’installe à l’arrière et il me regarde sans expression à travers son rétroviseur, attendant que je lui donne ma destination.

- Amenez-moi au Los Angeles Convention Center, s’il vous plaît.

- Y’ssir! baragouine-t-il en appuyant à fond sur l’accélérateur.

Après un bref instant de surprise, je me rends compte très rapidement que j’ai devant moi un as du volant. Tout en parlant avec sa copine dans son téléphone cellulaire, il suit un match des Lakers sur un petit récepteur télé branché dans son allume-cigarette, lançant des petits coups d’oeil rapides sur la route devant lui. De sa main valide, il puise des poignées de croustilles ondulées de marque «Lay’s Classic» qu’il engouffre à une vitesse hallucinante. Pour le reste, il conduit avec ses genoux. Au bout d’un moment, il termine sa conversation, puis me demande:

- Comme ça, vous allez dans ce congrès de cinglés, vous aussi? C’est fou le nombre de clients que j’y emmène depuis hier soir.

- Je ne suis pas vraiment un participant, je suis journaliste.

- Ah bon… Ben si vous voulez mon avis, Monsieur le Journaliste, ça n’existe pas ces choses-là… La sst, euh… la strologie, les sciences aux cultes, les zov-nis et tout le reste… C’est contre la loi de Dieu ces trucs-là.

- Et elle dit quoi la loi de Dieu à ce sujet?

- Elle dit, elle dit… Merde! hurle-t-il.

Il freine à mort, renversant son sac de croustilles sur le plancher de l’automobile. Devant le taxi, une petite vieille nous regarde d’un air indigné. Le chauffeur klaxonne et lui fait signe de traverser la rue. La vieille dame répond avec un doigt d’honneur. En ricanant, le chauffeur ouvre la glace.

- Circulez Madame, j’ai un client pressé, moi!

- Je suis dans la voie réservée aux piétons, jeune homme. Vous conduisez très mal et vous avez failli me heurter.

Le chauffeur s’impatiente:

- Allez la vieille, on n’y passera pas toute la journée! Je te donne dix secondes pour circuler ou je vais devenir méchant!

Sans dire un mot, la petite dame contourne le véhicule et se dirige lentement du côté du chauffeur en fouillant dans un immense sac à main. Elle en sort un énorme revolver Smith & Wesson et le brandit directement sous le nez du chauffeur.

- Je n’aime pas vraiment votre langage, jeune homme.

- Je… Mais… euh…

- Je vais vous demander de vous excuser tout de suite et vous allez me promettre de faire des efforts pour améliorer votre langage.

Depuis la banquette arrière, je vois de grosses gouttes de sueur perler sur la nuque du chauffeur. Le haut de son corps se met à trembler légèrement, comme s’il avait froid. Je me rends compte subitement que je suis très loin du Québec. Je retiens mon souffle et attends la suite. Le chauffeur se met à parler.

- Chère Madame, je m’excuse très sincèrement de vous avoir parlé sur ce ton et je m’engage solennellement à faire des efforts sérieux pour acquérir un langage civilisé qui me permettra d’avoir des rapports humains normaux et congruents avec chaque personne que je rencontrerai à l’avenir.

La vieille dame le regarde attentivement à travers ses lunettes à double foyer. Jugeant que le chauffeur est sincère, elle baisse son arme vers le sol.

- J’accepte vos excuses, jeune homme. C’est fou ce que ça fait l’instinct de survie, vous ne trouvez pas? On aurait cru entendre parler un notaire. Allez, puisque c’est arrangé, je vais remiser mon arme et je vais vous donner une petite collation. Ce sont des biscuits à l’avoine que j’ai faits moi-même, vous m’en direz des nouvelles. Que Dieu vous bénisse.

- Que Dieu vous bénisse, Madame.

Elle range son arme et lui tend un petit paquet emballé sous une pellicule plastique, que le chauffeur s’empresse d’accepter. Puis la petite dame s’éloigne paisiblement, traverse la rue et disparaît. Le chauffeur redémarre, normalement cette fois. Je prends note mentalement de l’incident et me répète intérieurement cette phrase afin de ne jamais l’oublier: il ne faut jamais insulter une personne âgée à Los Angeles.

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9:40 AM: «Longue vie et prospérité, Professeur Orox!»

90 minutes plus tard, nous arrivons devant le L.A. Convention Center. Le chauffeur a été étrangement silencieux durant tout le reste du trajet. Je le règle rapidement et je me dirige vers le gigantesque hall d’entrée. Ce bâtiment hors norme est le siège de quelques expositions annuelles d’envergure mondiale: ici se tiennent chaque année les fameux E3, Le Greater L.A. Auto Show, Le Super Twitt of America, etc. De plus, plusieurs scènes inoubliables de grosses productions hollywoodiennes se sont tournées ici même.

Décidément, mes amis paranormaux ne se refusent rien. Dans le hall, j’aperçois de grandes affiches annonçant «The Microcephals 2010» ainsi que quelques points de vente de billets devant lesquels une foule considérable attend. Par chance, je vois un panneau qui indique que les professionnels des médias doivent se diriger vers un guichet particulier situé tout au fond de la salle, et c’est muni de mon sourire professionnel que j’arrive devant le stand consacré aux journalistes. La préposée à l’accueil est une jeune femme qu’on croirait directement sortie d’une communauté hippie des années 70. Elle porte une robe en terre cuite, des sandales tressées faites de paille bio, et une paire de lunettes rondes que n’aurait pas dédaignée feu John Lennon, l’ami de tous les terriens. Elle a un air étrangement absent, et c’est d’une voix très douce qu’elle me parle.

- Peace and love, Monsieur. Si vous désirez couvrir l’événement, vous devez me donner votre carte de presse et décliner votre identité. Les formalités sont rapides et dans quelques minutes vous pourrez accéder au site. Vous êtes de quel journal au juste?

- Il ne s’agit pas d’un journal, mais d’un blog. Le «Blog du paranormal et de…

- … et de l’insolite», termine-t-elle en souriant. Nous vous attendions, Professeur Orox. C’est un plaisir pour nous d’accueillir le représentant de ce blog de très haute tenue dont la réputation déborde largement les frontières. Un assistant se chargera de vous escorter à l’intérieur du site dès que vous aurez réglé les frais, qui seront de 500 dollars pour toute la durée du séjour.

- Quoi? 500 dollars? Depuis quand les journalistes doivent payer pour faire leur boulot? C’est de l’arnaque! De toute façon, je ne reste qu’une journée.

- Les Microcephals 2010 sont basées sur un principe d’égalité et de responsabilisation qui veut que chaque personne prenant part au congrès soit traitée de façon équitable par respect envers ceux et celles qui acquittent ces modestes frais d’entré. Ainsi, nous sommes tous égaux devant l’univers infini. Ce sera donc 500 dollars, que vous passiez trois jours au congrès ou un seul: c’est un prix unique. Peace, Monsieur.

- Égalité mon c…! dis-je en fouillant dans mon portefeuille. Je vois que je n’ai pas le choix si je veux faire mon reportage… Vous prenez quels modes de paiement?

- Nous acceptons l’argent comptant, les chèques visés, les cartes de crédit, le paiement par internet PayPal, les bijoux, les montres de valeur et les bouteilles vides consignées. Pour les bouteilles consignées, il y a un léger supplément, à cause de la manutention.

Je lui tends rageusement ses 500 dollars en espèces. C’est une honte, et je me promets intérieurement de ne pas rater ces arnaqueurs dans mon reportage.

- Alors, c’est tout? dis-je. Y a-t-il d’autres frais cachés, des toilettes payantes, une taxe sur l’air qu’on respire sur place, quelque chose comme ça?

- Ce prix d’entrée vous donne accès au site et à toutes les conférences payantes. Pour le reste, ce que vous ferez de votre argent ne nous regarde pas. Bon séjour parmi nous, Professeur Orox, et n’oubliez pas de parcourir ce petit programme que je vous remets à l’instant; il contient la liste de toutes les conférences et activités qui auront lieu durant les trois jours que durera la convention. J’appelle immédiatement Diego, qui vous fera un petit briefing et vous indiquera tout ce que vous avez besoin de savoir sur les Microcephals 2010. Peace and love, Monsieur.

- C’est ça… Peace, toi-même… Alors, il arrive ce Diego?

- Il est derrière vous, Professeur Orox. Diego, je vous présente le professeur Orox, du Blog du paranormal et de l’insolite.

Je me retourne et je vois une grande tache bleu ciel devant mon champ de vision. En levant la tête, je m’aperçois que la tache bleue est un t-shirt moulant et qu’à l’intérieur se trouve un immense type qui doit mesurer 2 mètres 40. Sur le coin supérieur gauche de son vêtement se trouve un drôle de sigle semblable à un «A» mais dont les pointes sont très effilées. Le type est très maigre, a des oreilles pointues et une coupe au carré. On dirait Monsieur Spock. Mince, c’est un Trekkie! Ou un fanatique de la série «Star Trek», si vous voulez. Je recule d’un pas et je me présente en lui tendant la main.

L’individu me regarde fixement, puis lève subitement la main droite en tournant sa paume vers moi. Il semble se concentrer intensément, et je vois ses doigts commencer à bouger. Il tente péniblement d’écarter le majeur de l’annulaire, reproduisant ainsi le célèbre salut vulcain de monsieur Spock. La langue lui sort de la bouche tellement il se concentre. Au bout de trente secondes, il réussit enfin à placer sa main en forme de «V» et me salue d’une voix très efféminée:

- Longue vie et prospérité, Professeur Orox. C’est un plaisir de vous accueillir parmi nous, zozote-t-il.

- Bonjour, Diego. Vous êtes un Trekkie à ce que je vois?

- Pas vraiment, monsieur. Mais plutôt un Trekkon, qui est une variété de Trekkie dont la caractéristique principale consiste à vivre réellement comme dans la série Star Trek dans la vie de tous les jours.

- Je vois un «très con», c’est bien ça? J’avais remarqué…

- Pas un très con. Un Trekkon. T-r-e-k-k-o-n. Je vis selon les principes vulcains et je m’identifie totalement à monsieur Spock, mon mentor de vie. D’ailleurs, ma propre vie ressemble étonnamment à celle de monsieur Spock. Comme lui, j’ai été marié à une femme et je ne recommencerai plus jamais. Vous voulez savoir pourquoi?

- Je ne sais pas où vous voulez en venir, Diego, mais essayez toujours, on verra ce que ça donne.

- Mais c’est simple! Si Spock ne s’est jamais remarié, c’est parce qu’il n’aime pas les femmes! Il est donc euh… misogyne, comme moi! s’écrie-t-il d’un air triomphant, tout en me dévorant des yeux.

Je soupire bruyamment et je lève les yeux au ciel. J’ai à ce moment une pensée particulière pour Sigmund Freud, qui paierait très cher pour pouvoir psychanalyser ce pauvre type s’il était encore de ce monde. Il faut à tout prix que je me sorte de cette situation. Je me rue vers le comptoir d’où nous observe la fille aux lunettes lennoniennes.

- Chère Madame, il n’est absolument pas question que ce cinglé me suive partout toute la journée. Je suis journaliste, pas psychiatre. Je sais que la Californie offre un style de vie très ouvert, mais je sens, comment dire… C’est ça! Je sens que Diego et moi nous n’émettons pas nos ondes psi sur la même fréquence vibratoire, vous voyez ce que je veux dire? Il s’agit manifestement d’un lien cosmique incompatible entre lui et moi.

- Je vous comprends tout à fait, Professeur Orox, dit-elle en souriant. C’est étrange, autant Diego semble faire fuir certaines personnes, autant il en attire d’autres… C’est d’accord, je vais demander à Diego de prendre congé de vous. Dommage, il semblait vous aimer beaucoup…

- Il n’y a rien de plus traumatisant qu’un amour non partagé, chère Madame… Dans l’intérêt de Diego, et surtout du mien, je peux vous certifier que vous faites une bonne action en nous séparant. Merci encore!

Et je pars avec entrain vers le site des Microcephals 2010, sentant toujours le regard pénétrant de Diego derrière moi…

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12:05 PM: «C’est la grande foire dans toute sa splendeur.»

Afin de me remettre de mes émotions, je m’envoie un solide repas dans l’un des nombreux restaurants que compte le Convention Center et j’en profite également pour jeter un oeil à la programmation du jour. Ce sera impossible de tout voir, je le crains. Il y a des dizaines de conférences dans plusieurs salles, des documentaires, des concerts de musique paranormale, des démonstrations en tout genre, et une multitude de kiosques dans le hall principal où se retrouvent des milliers de personnes qui sont sollicitées par des individus qui tentent de vendre leur salade bien sûr, mais aussi des livres, des DVD, des abonnements, des objets magiques divers, des forfaits tout inclus, etc.

Bref, c’est la grande foire dans toute sa splendeur. Je décide donc de commencer par les kiosques, histoire de me mêler aux gens, et je déciderai entre-temps de ce que vais faire de ma journée. En soirée par contre, il ne faudra surtout pas rater pas le clou du spectacle: un exorcisme selon le rituel catholique romain en direct devant le public!

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13:34 PM: «Bas les pattes, Trucida.»

Je déambule lentement dans le lobby principal, parmi les centaines de kiosques. Il y a de vraiment de tout, et je m’amuse à lire les écriteaux présentant les tenanciers et leur marchandises. «Le fabuleux Sam Deggout, fakir», «Les remèdes magiques de Tante Roger», «Construisez vous-même votre Pyramide Atlante à mi-temps», «Devenez riche presque légalement avec l’United Shark Moneymaking»… L’une d’entre elles attire mon attention: «Madame Trucida Minou, hyper voyante extra-super-lucide, consultation gratuite».

Constatant qu’il y a un petit attroupement, je m’approche. Bien en évidence sur le comptoir se trouvent plusieurs ouvrages écrits par la super voyante Trucida. «Les anges descendront» (par Minou)», «L’astrologie quantique», «Mes 1 500 prédictions pour 2072», «Amusons-nous avec les Illuminatis», etc.

Madame Trucida est assise sur une chaise. Elle est coiffée d’un drôle de turban doré et est plutôt jolie dans son genre, si on aime le genre 100 kilos et plus naturellement. De l’autre coté de la table se tient un client d’un certain âge, verres fumés, cheveux blancs et tenue tout-aller chic, le type même du jeune retraité actif qui profite de la vie et qui vient se divertir aux Microcephals 2010 avec son épouse. Madame Trucida a les yeux clos et tient fermement la main du monsieur. L’assistance est silencieuse, ne voulant perdre aucune miette des prédictions de la voyante. Elle toussote brièvement afin de s’éclaircir la voix et se lance:

- Je vois que vous êtes arrivé à une période de votre vie où vous sentez le besoin de faire le point sur votre existence, mais vous êtes effrayé à l’idée d’avoir pu commettre des erreurs. Je vois également un grand voyage pour vous cette année ou l’an prochain, qui vous rapprochera de votre famille. Ce voyage vous permettra de faire la paix intérieure avec ce que vous vous reprochez.

- Eh bien, je… C’est extraordinaire! Je viens d’arriver à la retraite et je me pose exactement ces questions… J’ai aussi l’intention d’entreprendre un grand voyage afin de rendre visite à mes enfants qui sont éparpillés un peu partout aux États-Unis. Euh… Vous êtes fantastique, Madame Trucida!

- Merci. Mmm… Voyons… Côté santé, je vois que tout est normal et que vous allez très bien. Une petite chose cependant: vous devriez faire attention à votre alimentation. Évitez le sucre et le sel en trop grande quantité, consommez de l’alcool avec modération, ne touchez pas au tabac et vous aurez encore de belles années devant vous.

L’homme enlève ses lunettes fumées, regarde son épouse dans l’assistance et lui lance:

- T’as entendu ça, Loulou? C’est exactement ce que le médecin m’a dit le mois dernier! C’est incroyable!

Son épouse, toute souriante, lève le pouce en l’air en signe d’encouragement.

- Merci, répond madame Trucida sans ouvrir les yeux. Pour terminer, j’aimerais vous laisser avec quelques conseils spirituels qui vous aideront grandement. Si vous faites face à des difficultés, il est toujours possible de demander l’aide de votre ange gardien personnel. La liste complète des anges se trouve dans mon ouvrage «Les anges descendront (par Minou)» offert pour un prix ridicule ici même. Si vous avez besoin de réponses devant un problème particulier ou tout simplement pour mieux vous connaître vous-même, je ne saurais trop vous conseiller mon ouvrage «L’astrologie quantique», qui déterminera votre signe quantique, proton, neutron, électron, etc. À première vue et sans même vous connaître, je dirais que vous êtes Gluon ascendant Quark… Une dernière chose en passant, j’accepte également les chèques. Voilà, allez en paix.

- Madame Trucida, je ne sais pas comment vous remercier. C’est trop! Je n’oublierai jamais vos sages conseils! dit le type d’un air ébahi, pendant que l’assistance se met à applaudir chaleureusement la performance de madame Trucida.

Pendant que les gens applaudissent, j’entends quelqu’un maugréer d’une voix forte: «conneries!… que des p… de conneries», à coté de moi. En jetant un coup d’oeil vers la droite, je remarque que la personne qui a émis ce commentaire n’applaudit pas et a un air profondément indigné. Je le reconnais immédiatement: il s’agit de X, un sceptique célèbre, et l’un des plus acharnés du genre. Sa présence dans un tel endroit ne me surprend guère, car il est reconnu pour aimer la controverse et les gestes d’éclats. Monsieur X a notamment debunké Louis XIV, Hiroshima, Jésus-Christ et les Beatles. Bref, c’est un coriace, un vrai de vrai. Rayonnante, madame Trucida Minou reprend la parole:

- Cher public, j’aimerais procéder à une dernière consultation gratuite avant de prendre une petite pause. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui est intéressé?

Plusieurs mains se lèvent, y compris celle de Monsieur X, le sceptique. Celui-ci commence à beugler «moi! moi!» et joue du coude afin de parvenir jusqu’au premier rang des spectateurs. Madame Trucida parcourt du regard l’assistance, jugeant d’un oeil expert les candidats, tandis que monsieur X se met à sautiller devant elle comme un gamin, toujours en hurlant «moi! moi!». Au bout d’un instant, la voyante semble avoir pitié de lui et l’invite d’un geste à la rejoindre. À ce moment précis, mon radar intérieur se met immédiatement en alerte, car il n’y a qu’à voir le sourire méchant du sceptique lorsqu’il s’avance résolument pour prendre place devant la voyante sur une chaise pour savoir qu’il va se passer quelque chose. Pauvre madame Trucida, que je me dis…

- Bonjour cher Monsieur, dit-elle, installez-vous confortablement et essayez de relaxer quelques instants. Je vais procéder tout d’abord à une voyance directe et ensuite vous pourrez me poser toutes les questions que vous voudrez. Ça vous va comme ça? Quel est votre nom, Monsieur?

Monsieur X a un sourire moqueur et répond en inclinant la tête légèrement:

- Appelez-moi monsieur X… mais j’aimerais autant vous dire tout de suite que je n’y crois pas à vos trucs de voyance… Pas plus qu’à Dieu, aux extraterrestres, aux fantômes, à la réincarnation, au saint Graal. Pffff!… Tous des cons, ces zozos…

- Vous croyez ce que vous voulez dans la vie, cher Monsieur X… Vous n’êtes pas obligé de faire tout un plat avec ça… De toute façon, vous verrez bien ce que je peux faire et vous pourrez dire ensuite ce que vous en pensez. Allez, donnez-moi votre main.

Madame Trucida s’avance pour saisir la main de monsieur X mais celui-ci recule comme s’il venait de prendre un choc électrique de 100 000 volts.

- Bas les pattes, Trucida, on peut très bien fonctionner comme ça. J’ai horreur qu’on me touche, surtout quand c’est un zozo, dit-il, l’air mauvais.

La foule commence à murmurer en désignant monsieur X. Madame Trucida soupire.

- Monsieur X, je dois vous tenir la main pour effectuer la consultation, c’est comme ça, et j’ai toujours procédé ainsi. Si vous ne voulez pas fonctionner de cette façon il n’y a aucun problème, seulement, je vous demanderais de regagner votre place et je vais choisir quelqu’un d’autre. Que décidez-vous?

À contrecoeur, le sceptique remet lentement sa main sur la table, et aussitôt la voyante la saisit en la serrant fermement. Elle ferme alors les yeux et ne dit rien pendant quelques secondes. Monsieur X a toujours son sourire moqueur et regarde l’assistance, l’air décontracté et très au-dessus de ses moyens. Il fait même des clins d’oeil aux badauds réunis. Madame Trucida se met alors à parler.

- Cher Monsieur X, je vois tout d’abord en vous un être tourmenté et rempli de contradictions. Il s’est passé un jour quelque chose dans votre vie qui a fait en sorte que l’enfant en vous meure, et vous en voulez maintenant au monde entier car le monde que vous avez découvert suite à ce traumatisme n’est pas du tout celui que vous imaginiez. Comme vous avez été très déçu par cette constatation, vous essayez maintenant de contrôler le maximum de choses qui sont à votre portée et pour ce faire, vous avez besoin de certitudes. Il est donc logique pour vous de vous attaquer de toutes vos forces à ce qui représente symboliquement votre déception, à commencer par le côté merveilleux de la vie qui est pourtant bien réel mais que vous avez oublié.

Monsieur X a perdu son sourire. Il semble réfléchir de façon intense.

- Facile à dire, Madame Trucida. Vous vous contentez d’énoncer des généralités qui pourraient tout aussi bien coller à la moitié des hommes ici. Vous ne m’avez rien dit qui puisse me prouver que vous êtes en possession d’un don quelconque. De toute évidence, vous avez rapidement remarqué que je suis un sceptique, et vous faites donc coller votre petit discours d’introduction à cette constatation, rien de plus facile encore une fois. Avez-vous quelque chose de plus… substantiel?

- J’y arrive… ne craignez rien, répond madame Trucida. Hmmm… Poursuivons. Professionnellement parlant, vous détestez votre travail car il ne vous permet pas de vous faire reconnaître à ce que vous estimez être votre juste valeur, et vous souffrez terriblement de cet anonymat. Vous avez toujours eu l’impression d’être né pour accomplir un grand destin mais, avec les années qui passent, vous vous rendez compte que ce n’est pas le cas et que l’histoire ne retiendra pas votre nom comme vous l’auriez toujours souhaité. En outre, vous avez toujours eu l’impression d’être beaucoup plus intelligent que la moyenne des gens mais vous savez intérieurement que si votre vie ne ressemble pas à ce que vous souhaitez, c’est parce que vous savez pertinemment que vous n’avez pas vraiment de contrôle sur votre destinée à cause de votre incompétence, et il est alors fort probable que vous soyez au fond moins talentueux que vous voulez bien l’admettre mais, justement, vous ne l’admettrez jamais car l’orgueil vous paralyse lamentablement. Je me trompe?

Le sceptique ne rit plus du tout. Il semble drôlement remué et tente de n’en rien laisser paraître. Il ne regarde plus autour de lui comme il le faisait, mais fixe Madame Trucida avec animosité. L’assistance s’est faite soudainement très silencieuse et suit la consultation avec intérêt.

- Et alors? La plupart des gens n’aiment pas leur boulot. C’est une statistique formelle dans tous les pays. Neuf personnes sur dix n’aiment pas leur boulot, donc vous ne prenez aucun risque en disant de telles absurdités. Je suis maître à 100% de ma vie, et personne ne peut savoir exactement si je suis heureux ou pas au travail, c’est personnel. Euh… je le répète, vous ne m’apprenez rien de nouveau avec vos prédictions à la noix.

- Si je ne vous apprends rien de nouveau cher Monsieur X, alors ce que je dis est vrai, vous ne pensez pas? Désirez-vous alors que je vous parle de vos ambitions de devenir un jour un grand scientifique, même si vous savez que vous ne vous inscrirez jamais dans la moindre université parce qu’on vous a toujours refusé partout? De vos trois mariages qui ont été des échecs, alors? De votre alcoolisme que tentez de garder secret alors que tout le monde le sait autour de vous? De votre hygiène intime approximative?

Monsieur X retire sa main de celle de la voyante à une vitesse fulgurante en criant: «Aaaaah!». Il se lève brusquement et regarde maintenant autour de lui comme s’il cherchait de l’aide. Il a un air fiévreux, et je sens qu’il va péter un fusible dans pas très longtemps. Décidément, elle commence à m’impressionner cette madame Trucida!

- Ferme-la, pauvre conne! Tu ne sais rien de moi! crie Monsieur X. Et ce n’est pas une sale zozo de merde qui va me dicter ma conduite! Ce que tu dis est impossible, tu ne me connais pas du tout! OK?

Madame Trucida reprend de plus belle:

- Vous habitez la ville de Denver, Colorado et vos voisins ne vous parlent pas. Tout petit, vous avez été renvoyé de l’école primaire parce vous mangiez vos mucosités nasales. Un jour, vous avez volé de la monnaie dans la tirelire de vos enfants pour aller boire. Vous jouez au foot contre des infirmes pour être sûr de gagner. Vous simulez l’orgasme avec vos copines…

C’est plus que le pauvre monsieur X ne peut supporter. Il se bouche les oreilles en appuyant très fort ses mains de chaque côté de sa tête et se met à chanter «La-la-la-la-la-lèèèèèèrreeeeuuu!!» d’une voix horrible. L’assistance éclate de rire. Les gens se tapent littéralement sur les cuisses. Au bout d’un moment, il enlève ses mains et regarde madame Trucida, les yeux complètement égarés, la lèvre inférieure tremblante.

- Je vais te montrer quelque chose, Trucida. Quelque chose que tu n’aurais jamais pu prévoir car tu n’es pas une véritable voyante. Quelque chose qui fera rejaillir ton échec sur toute la profession des fausses voyantes! Ce que tu vas voir dans quelques instants tu ne peux pas le prévoir, salope!

Et effectivement monsieur X fait quelque chose, quelque chose que même dans mes rêves les plus fous je n’aurais jamais imaginé. Il baisse son pantalon jusqu’aux genoux devant tout le monde. Et c’est alors que la vérité éclate: monsieur X porte des sous-vêtements féminins. Plus précisément un joli porte-jarretelles noir, la rose rouge bien en évidence sur le devant. Le sceptique devenu cinglé se met à hurler à pleins poumons.

- Qu’est ce que tu dis de ça, hein, Trucida? Avoue, tu ne l’avais pas vu venir celle-là!!! Tu ne dis plus rien maintenant? Hein? Fausse voyante!!! Arnaqueuse!! La voyance n’existe pas, bordel de merde! Et je viens d’en faire la preuve!!! Aaaaahh!! Aaaahh!!! Aaaahh!!

Un vaste attroupement s’est formé autour du kiosque. C’est la stupeur générale. Un groupe de touristes japonais se met aussitôt à filmer la scène. Tous les autres ou presque ont sorti leurs appareils photo numériques et flashent l’incident de façon frénétique. Il va y avoir du trafic sur YouTube ce soir, c’est moi qui vous le dis. À peine 30 secondes plus tard, deux armoires à glace du service de sécurité arrivent et empoignent fermement monsieur X , puis ils le soulèvent de terre sans même prendre la peine de lui remettre son pantalon. Le sceptique hurle toujours comme un dément. Je n’oublierai jamais cette ultime vision de l’incident: ce pauvre monsieur X toujours hurlant est entraîné de force par les gardiens de sécurité, son pantalon est encore baissé et ses pieds gigotent de rage très rapidement. Finalement, je ne regrette pas mes 500 dollars!

Madame Trucida Minou commentera plus tard cette anecdote dans un de ses livres: «J’ai quarante ans, j’ai élevé 5 enfants, et j’ai travaillé jour et nuit dans des bars miteux durant vingt ans. J’en connais un bout sur la vie, croyez-moi… Et quand un connard essaie de me faire ch… devant mon public que j’adore, il me trouve, vous pouvez en être sûr.»

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15:12 PM: «Même les banques s’y mettent.»

Je passe ainsi le reste de l’après-midi à flâner un peu partout sur le site. La faune humaine est pittoresque… On aura beau dire, la plupart des gens disent qu’ils ne croient pas vraiment au paranormal, mais viennent quand même par milliers aux Microcephals 2010 ainsi qu’à d’autres activités du même genre partout ailleurs. Je suis presque en train de me dire que ça correspond à un besoin.

Dans notre ère où la technologie et les gadgets envahissent le quotidien, devant les changements climatiques et les conflits militaires sur fond de crise économique, les gens ne renoncent jamais malgré tout et ils ont toujours des rêves; et je me dis que le paranormal permet peut-être justement d’échapper à tous ces emmerdements pendant un court instant. Ce besoin de merveilleux je le sens devant moi, tout près.

J’entre voir un documentaire dans une salle. Ça s’intitule «Comment se préparer à 2012 financièrement». Court documentaire réalisé par un expert d’une firme comptable réputée, on y explique notamment comment investir à la bourse et quels seront les secteurs chauds pour 2012 selon les prévisions actuelles du marché. Bizarre… même les banques s’y mettent, flairant sans doute le filon. Je ressors plus ou moins convaincu. En regardant ce qui se passe autour de moi, j’ai l’impression que peu importe quelles seront les percées de la science dans le futur, ce besoin de merveilleux et d’inaccessible existera toujours au fond de chaque individu, et on trouvera toujours un moyen d’attirer l’attention sur des phénomènes étranges dont la clé réside dans un concept qui va au-delà de notre compréhension.

Et il y aura bien sûr toujours quelqu’un pour exploiter cet engouement, trouvant dans tous ceux que ça intéresse une clientèle fidèle et très variée. Je décide d’aller relaxer un peu dans un petit resto-bar afin de me préparer à assister à l’activité la plus spectaculaire de la journée: un exorcisme public qui sera effectué par le Père Turb Montrandman, l’as des exorcistes américains!

*******
6:50 PM: «Tu vas me dire ton nom, oui ou merde?»

L’immense salle est pleine à craquer, et il doit bien y avoir deux mille personnes qui y prennent place. Comme je m’y suis pris très tôt, j’ai eu la chance d’obtenir un excellent billet au parterre dans la première rangée, et je me dirige vers ma place. Je remarque au passage mon ami Diego, dont le siège est situé quelques rangées derrière le mien, qui tente péniblement de faire son salut vulcain à son voisin de gauche, lequel a l’air passablement embarrassé.

Par chance, il ne me voit pas et je m’installe à ma place, entre un disciple d’Hare Krishna au crâne rasé et une jeune femme d’allure gothique à l’air triste qui porte une robe noire très décolletée, des boucles d’oreilles noires, des ongles peints en noir et, petite touche de fantaisie qui détonne, un sanglant tatouage rouge vif au-dessus du sein gauche où sont inscrits les chiffres «666» de même qu’un prénom, Gontran. Comme Orox ne rate jamais l’occasion d’essayer de séduire une jolie fille, il passe immédiatement à l’action. Je me tourne vers la fille gothique et je toussote brièvement. Elle tourne la tête vers moi par réflexe.

- Comment avez-vous appelé l’autre? je lui demande d’une façon très banale.

Elle me regarde sans aucune émotion visible et, ne sachant où je veux en venir:

- L’autre? De quoi parlez-vous au juste?

- J’ai remarqué que vous avez baptisé votre sein gauche «Gontran», et que l’autre ne semble pas porter de prénom. Je me demandais donc comment il s’appelait.

Pendant quelques secondes, elle ne dit rien, se demandant probablement si je suis un détraqué. Elle décide que non, et un joli sourire illumine son visage pâle, n’étant pas native du Burkina-Faso.

- Gontran était mon mari. Il est décédé il y a trois ans lors d’une cérémonie spirite en voulant invoquer l’esprit d’une personne sourde avec de la dynamite. Malheureusement, tout a explosé avant qu’il puisse aller se mettre à l’abri plus loin dans la crypte.

- Oh! Pardonnez-moi, Madame… Je ne voulais pas réveiller de douloureux souvenirs…

- Ce n’est pas grave, je me fais souvent poser la question… Vous ne pouviez pas savoir. Bref, j’ai fait faire ce tatouage en sa mémoire. Et vous? Qu’est-ce qui vous attire ici?

- Je suis en reportage. Je me devais donc d’assister à ce spectacle qui, disons-le, me semble plutôt inhabituel, du moins quand on fait ça devant le public.

- Je suis également assez curieuse de voir ça… Mais la réputation de Montrandman est assez fameuse à ce qu’on dit, et on vient de loin pour obtenir ses services… Eh bien, je vous souhaite donc une excellente soirée, Monsieur le Journaliste.

- Appelez-moi Orox… lui dis-je.

Et c’est alors que je me prépare à passer à mon plan No 2 pour séduire la fille gothique que les lumières s’éteignent soudainement, signe que le spectacle va commencer. De la musique commence à s’élever. Une lente orchestration très majestueuse à base de cuivres, lointaine et puissante, résonne de plus en plus fort. Je reconnais là le fameux «Ainsi parlait Zarathoustra» de Richard Strauss. On ne pouvait pas imaginer meilleure musique pour essayer d’en mettre plein la vue, ou plein les oreilles, c’est selon.

Pendant que la musique prend lentement son élan, la scène commence à s’illuminer. On voit apparaître deux immenses crucifix qui flanquent celle-ci de part et d’autre. Ils doivent bien mesurer 15 mètres chacun. Au milieu, on commence à distinguer un personnage à côté d’un autel, au fur et à mesure que l’éclairage augmente et que la musique s’intensifie. Au bout d’un moment, on atteint le paroxysme symphonique, et quand retentissent les deux fameuses notes de trompettes: «Ta-Ta!!», le personnage central lève les deux bras.

Avec l’éclat d’un projecteur en contre-jour, on dirait un géant. Le révérend père Turb Montrandman vient d’apparaître dans toute sa splendeur! La musique est puissante, les trompettes hurlent et les tambours font des ravages. Les gens se mettent alors à applaudir et à crier, c’est plus fort qu’eux. Certains pleurent. D’autres sont à genoux. Bref, c’est le délire, et pendant que les dernières notes de musique viennent mourir en se répercutant partout dans la salle, l’ovation continue. Le père Turb s’avance alors lentement sur le devant de la scène. Un micro descend automatiquement du plafond et s’arrête à quelques pieds du sol. Le révérend père le saisit alors en souriant et des écrans retransmettent en gros plans son visage.

J’ai l’impression très nette que le père Turb a un problème d’ego, et pas un petit, il n’y a qu’à voir la mise en scène. Une chose me frappe d’abord: la façon dont il est vêtu. Son accoutrement comporte bien un col romain, mais toute comparaison avec le vêtement traditionnel des prêtres catholiques s’arrête là, car en fait il ressemble beaucoup plus à un coureur automobile. En effet, il est littéralement décoré d’une multitude d’écussons multicolores qui représentent les différents sponsors qui prennent part à sa cause. On y voit donc plusieurs grandes compagnies: les restaurants Mac Ronald’s, le géant informatique Micromou, les pétroles Esskro, et bien en évidence à l’arrière de son blouson, entre les deux épaules, les suppositoires Assec. Le prêtre prend la parole d’une voix puissante:

- Ce soir… Je combattrai le mal! Pour VOUS!

Il pointe son index devant lui, et tout le monde se met à hurler.

- Ce soir… Je détruirai le démon! Pour VOUS!

- Ce soir… Je purifierai le monde! Et afin que le bien prenne enfin sa place dans le coeur des hommes, ne vous demandez pas ce que Dieu peut faire pour VOUS, mais demandez-vous plutôt ce que VOUS pouvez faire pour le Seigneur! Et vous pouvez faire beaucoup! Alors sans plus perdre de temps, je vous demanderais de faire le silence, de vous recueillir, et de vous joindre à moi ensuite pour une petite prière express d’entretien, histoire de se réchauffer un peu pour la suite.

Un silence étonnant se fait tout à coup. On pourrait entendre voler une mouche. Même la fille gothique à côté de moi a les yeux fermés et semble profondément concentrée. Les écrans sur les murs retransmettent toujours le visage du père Turb, lequel semble s’être réfugié au plus profond de lui-même. Le temps semble s’arrêter pendant un moment, et le silence est troublé seulement par quelques quintes de toux qui résonnent au loin. On se croirait vraiment dans une église. Le révérend ouvre les yeux et entame sa prière:

- Seigneur, puisque je ne suis qu’un pauvre pécheur, et que mon père n’était lui aussi qu’un pécheur, et que son père à lui était aussi un pécheur, et que son père à lui aussi était un pécheur et que… merde! On ne remontera pas comme ça jusqu’à Adam et Ève! Donc, je disais que le péché originel, qui est en nous depuis toujours, même parmi les plus dignes représentants de l’humanité comme moi, car qui n’a pas un jour tenté de s’astiquer le chalumeau en ayant des pensées impures, alors qu’il ne se doutait pas que Tu l’observais secrètement dans ta toute-puissance! C’est pourquoi je te rends grâce de toutes les bénédictions, financières ou pourquoi pas même les autres pendant qu’on y est, afin que nul ne puisse échapper à ta rédemption vengeresse, car ton fils qui a donné sa vie pour nous ne s’est-il pas soumis au châtiment de son plein gré afin de nous libérer du mal? Et que pendant les siècles des siècles tu puisses nous épargner ton courroux terrible car quiconque ayant la foi d’un charbonnier, l’innocence d’un séchoir à cheveux et la sagesse d’un vieux singe, aura la bienveillance de toujours pouvoir espérer parvenir au salut qui, nonobstant un amour infini dont Tu es le seul réceptacle sacré, ne saurait tarder pour une âme qui désire ton pardon. En ce sens, nous te demandons de nous éclairer de ta lumière rayonnante afin que la clarté illumine notre vie de façon lumineuse et rallume la lampe de nos coeurs assombris par le péché. Amen!

Un «Amen» retentissant vient ponctuer la prière, alors que des applaudissements nourris retentissent. Mon voisin Hare Krishna me donne un coup de coude.

- Il parle bien, n’est-ce pas? me dit-il, enthousiaste. Je comprends maintenant pourquoi il est célèbre!

De l’autre côté, la fille gothique applaudit le père Turb en sautillant d’excitation sur place, faisant rebondir agréablement de haut en bas Gontran et l’autre qui n’a pas encore de nom. Le père Turb Montrandman, sourit, et laisse les applaudissements retomber avant d’enchaîner avec la suite.

- Nous allons maintenant passer à la suite du programme. Je vais devant vous chasser le démon du corps d’un homme. Il s’agit d’un cas qui a confondu tous les experts qui l’ont étudié, et on a donc fait appel à moi en désespoir de cause. J’aimerais cependant faire une mise en garde. S’il se trouve parmi vous des personnes facilement impressionnables, sujettes à des troubles paniques ou encore cardiaques, je vous demanderais de bien vouloir quitter la salle immédiatement. Ce que vous allez voir est franchement dégueulasse, mais vous pouvez être sûr que toutes les mesures de sécurité ont été prises afin qu’il n’y ait aucun danger pour le public. Je répète, la possession démoniaque est une chose très impressionnante pour un public non averti. Je vais donc donner cinq minutes pour laisser le temps à ceux qui le désirent de quitter la salle.

Un roulement de tambour retentit, et une grosse horloge apparaît sur les écrans et marque le décompte des secondes. Évidemment, personne ne quitte la salle car tous veulent voir le révérend père à l’oeuvre. L’ambiance est survoltée, et pendant que le décompte se fait, des vendeurs de nourriture et de rafraîchissements passent de rangée en rangée afin d’offrir aux spectateurs leurs produits. Que c’est beau l’efficacité à l’américaine! J’en profite donc pour me commander un coca en attendant la suite.

À côté de moi, la fille gothique semble émoustillée. Ça tombe bien, moi aussi! Le décompte se poursuit, et personne n’a visiblement quitté les lieux. Quand il reste cinq secondes, la foule se met à faire le décompte en même temps que l’horloge. «5!… 4!… 3!… 2!… 1!… 0!»

Le roulement de tambour s’arrête, et d’une trappe aménagée dans le sol sors un lit sur lequel se trouve un homme attaché avec une contention ventrale, semblable à celles utilisées dans les hôpitaux psychiatriques pour empêcher les patients de se blesser en période de crise. Ses mains et ses jambes sont libres cependant. Deux solides assistants se trouvent de chaque côté du lit, prêts à intervenir en cas de besoin. Les écrans retransmettent en gros plan le visage de l’homme entravé sur le lit. Il ressemble à un possédé très classique, visage blanchâtre, yeux révulsés, il respire très rapidement de façon saccadée et il ne dit pas un mot (les possédés ne parlent jamais avant que le prêtre leur accorde la parole, c’est bien connu).

Le père Montrandman fait un signe de croix, saisit une bible et s’approche du lit. À ce moment, l’homme ouvre des yeux injectés de sang et se met à gronder en regardant le prêtre qui se tient devant lui. Celui-ci prend la parole:

- Par l’autorité qui m’a été conférée par Dieu et par le gouvernement des États-Unis d’Amérique, je t’ordonne de me dire ton nom, démon.

- ¡ɥsɥsɥɥɥɥoooooɥɥʍ ¡ɟɟɟɟnoɹɹɹɹƃ ¡ɥƃɹɥɐɐɐɐןq ¡ɥɥɐɐɐɹ

Le père Turb regarde ses assistants.

- Qu’est ce qu’il a dit, ce con?

- Il parle à l’envers, révérend, ils sont parfois comme ça: pas commodes du tout ces démons, répond un des assistants.

- Ah. C’est comme ça… Dans ce cas, soulevez le lit du côté de ses pieds et mettez-lui la tête en bas! ordonne le père Turb.

Les deux assistants s’exécutent. Comme ils sont costauds, ils retournent le lit assez facilement et le démon se retrouve la tête en bas.

- On recommence. Par l’autorité qui m’a été conférée par Dieu et par le gouvernement des États-Unis d’Amérique, je t’ordonne de me dire ton nom, démon.

- Raaahh! Blaaaahrgh! Grrrrouffff! Whhooooohhhhshsh!

- Il me semble que c’est mieux… Tu ne m’as pas dit ton nom, mais au moins tu parles à l’endroit cette fois.

- Père Turb! Vous êtes un génie! s’exclame un des assistants, admiratif.

- N’est-ce pas?… Alors démon, puisque tu ne veux pas me dire ton nom, je vais te laisser la tête en bas pendant toute la durée de l’entrevue, au moins comme ça tu parleras dans le bon sens.

C’est alors que le démon se fait entendre pour la première fois dans un langage intelligible. Sa voix caverneuse et très grave semble provenir tout droit de l’au-delà.

- Remets-moi à l’endroit, curé… Je veux te voir crever sous le bon angle quand tu sentiras la terreur ultime prendre possession de ton âme damnée!

- Enfin! Il devient raisonnable! Messieurs, retournez le lit s’il vous plaît. Et dites au monteur vidéo qu’il m’en doit une: il n’aura pas besoin de retourner l’image de 180 degrés pour faire un bon montage.

Les assistants s’exécutent et le démon se retrouve la tête à l’endroit en un tournemain. Des applaudissements éclatent dans la salle, le public est impressionné. Le démon ricane doucement, comme s’il s’en foutait. Le père Turb reprend:

- Alors, tu vas me dire ton nom, oui ou merde?

C’est alors que l’entité démoniaque passe à l’attaque. Vif comme l’éclair, il se donne un élan vers le père Turb et tente de saisir son scrotum d’une main implacable, mais il relâche son étreinte aussitôt en poussant un hurlement de rage. Montrandman se met à rigoler.

- Tu crois que suis né de la dernière pluie, démon? Je me suis muni d’un protège-couilles béni. En plus, il est électrifié. Regardes! et il commence à détacher sa ceinture.

- Non laisse, curé (il prend un air écoeuré)… Soit, je vais te dire mon nom. Je suis Bélial, seigneur du vice, et je commande quatre-vingts légions de démons, répond-il, l’air satisfait.

- Eh bien moi, je commandais à 100 hommes seulement au Vietnam, mais jamais je me serais laissé surprendre par un Vietcong avec un protège-couilles blindé! Et il se met à rire de bon coeur.

Le public apprécie la blague et se met à rire en coeur avec le père Turb. Soudain, le démon se met en colère et commence à rugir de façon inhumaine! Il se tortille dans tous les sens. Le lit commence à se soulever de terre, un côté à la fois, et les pattes du lit font un vacarme terrible en retombant sur le sol. Le père Turb reprend sa bible et décide de passer aux choses sérieuses. Il se place dos au public, droit devant le lit et commence à réciter le rituel d’exorcisme officiel contre les démons récalcitrants:

- Vade retro cunnilingus, delirium paranormalis y spiritus sancti, tuuti- fruti frotti-frotta, excalibur fettuciini y parmegiano di romana…

La colère du démon atteint des sommets de fureur. Les pattes du lit frappent le sol à une vitesse vertigineuse. L’assistance est stupéfaite, et toutes les mains sont crispées sur les accoudoirs des sièges avec nervosité.

- Torticolis contracti y regarda superbus femella, urbi orbi om mani padme um, pater noster simili- cactus, Orox Terra incognita y imbroglio yogourtum danonis…

Le vacarme produit par le démon est incroyable et de la fumée sort de sa bouche. Quelques personnes en profitent pour perdre connaissance. Même les deux assistants se sont reculé dans un coin de la scène, mais le père Turb se tient toujours vaillamment devant le démon et continue son exorcisme pendant quelques minutes. Enfin:

- Tyrannosaurus rex chili con carne, ad vitam aeternam habeas corpus christi y spiritus sancti, AMEN!

Le vacarme cesse soudainement. Le possédé s’est redressé, il est maintenant assis dans son lit et regarde Montrandman directement dans les yeux sans dire un mot. C’est le moment de vérité. Qui l’emportera? Le bien ou le mal? Le père Turb ou le démon Bélial? L’enveloppe ou l’argent? L’oeuf ou la poule? Chez moi ou chez toi? Tellement de questions se pressent dans mon esprit, tandis que je regarde sournoisement Gontran qui semble vouloir jaillir du décolleté de ma voisine.

Il se produit alors une chose inouïe: sans prévenir, le démon s’est mis à vomir un immense jet verdâtre en direction du prêtre. Par chance, le père Turb a encore d’excellents réflexes pour son âge et se penche pour éviter le jet nauséabond qui file en direction des spectateurs aux premiers rangs. Vingt mètres plus loin Diego, toujours affublé de son costume de Monsieur Spock, qui passait devant la scène en revenant des toilettes reçoit le jet en pleine figure, puis tombe à la renverse en pataugeant dans le vomi démoniaque. Bien fait pour sa gueule. La foule retient son souffle.

Le prêtre se redresse et regarde maintenant avec pitié l’ex-possédé qui pleure dans son lit. Très digne, le père Turb s’avance vers l’homme et lui met fraternellement la main sur l’épaule.

- Alors, ça va mon vieux? lui demande-t-il.

- Vous êtes le célèbre père Turb, n’est-ce pas? Mais où est-ce que je suis? Que s’est-il passé?

- Mon ami, avant de vous répondre, je dois vous poser une dernière question afin de m’assurer que tout va bien pour vous, vous comprenez ce que je dis?

- Bien sûr mon père… Allez-y, posez-moi votre question.

- Alors, voilà, j’aimerais vous demander: pour qui allez-vous voter aux prochaines élections présidentielles?

- Mais quelle question! Mais je vais voter comme mon père l’a toujours fait, et mon grand-père aussi, et le père de mon grand-père et… merde! On ne va pas remonter jusqu’à Adam et Ève quand même! Je vais voter républicain, bien sûr!

Ému, le révérend détache l’homme, le relève et s’avance avec lui vers le devant de la scène en le tenant par l’épaule et annonce:

- Mes amis, vous l’avez entendu de sa bouche. Je vous annonce maintenant que cet homme est GUÉRI!

La foule en liesse se lève comme un seul homme, c’est une ovation monstre. Des pluies de confettis tombent sur l’assistance en pleine allégresse. Une musique majestueuse s’élève encore une fois. Vous l’avez reconnue: il s’agit bien sûr de «Ainsi parlait Zarathoustra» de Richard Strauss…

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Conclusion

Que d’émotions! Quelques jours plus tard, c’est avec la tête remplie de souvenirs impérissables que je reviens au Québec en avion, en compagnie de la fille gothique qui est assise à côté de moi. Nous nous tenons par la main, regardant les nuages blancs par le hublot. Baissant les yeux, je remarque à droite de Gontran un nouveau tatouage qui montre fièrement l’inscription «Orox», son jumeau presque parfait. Le père Turb a gentiment accepté de bénir notre union la veille et tout va pour le mieux. Nous avons beaucoup de projets d’avenir et il est déjà question du prénom que nous donnerons à notre enfant. Si c’est une fille, on n’est pas encore fixé, mais si c’est un garçon, nous l’appellerons Belzébuth en souvenir de la soirée magique où nous nous sommes rencontrés!

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9 réponses à “Voyance, exorcisme et charme aux Microcephals 2010 de Los Angeles”

  1. Mina dit :

    Merci, j’ai adoré lire ce document. C’est très fluide, rigolo et sans prétention. J’ai beaucoup rit en le lisant.
    J’aime aussi cette façon de rester neutre, aucunes certitudes. Bien observé.
    Mina

  2. Anarki dit :

    C’est juste enorme xD si touscles journalistes etaient comme toi! +1!

  3. Orox dit :

    Mina, Anarki: Je vous remercie pour vos commentaires. Mais j’ai l’impression d’avoir fais fausse route jusqu’à un certain point. Avec le récit de l’exorcisme à la fin, j’étais persuadé d’avoir écrit une histoire terrifiante qui empêcherait quiconque de dormir pendant 3 mois au moins, et voilà que tout le monde rigole…

    Vous n’avez pas eu peur? Pas même un petit peu? Zut! :-)

  4. Amé dit :

    Enchanté Gontran, bienvenue parmis nous.!!
    Mes amitiées à votre Orox , dites -le -lui ne pas trop abuser….Merci car je suis inquiète pour sa santé du diable!!!!!.

    http://www.youtube.com/watch?v.....re=related

    .)
    Amé

  5. Justine dit :

    Ce docment est vraiment super. Au début, je ne voulais pas le lire mais là je suis…vraiment très surprise. Ce que j’ai vraiment aimé c’est l’exorcisme j’aurai bien aimé y voir !!

  6. anonimus vulgaris dit :

    un point de vue sur le paranormal quelque peu …. déroutant et personnel! mais fichtrement bien tourné et écrit!
    la description de l’exorcisme était d’un tel réalisme que j’aurais cru voir le film!
    alors? c’est alouka ou belzébuth?
    et puis… qu’il doit faire bon vivre entre gontran et orox!

  7. toutain dit :

    Orox,

    à chaque lecture, les zygomatiques en prennent un coup.. et bougre, ils ne sont pas les seuls !!

    Une chose m’étonne, comment se fait-il que personne n’ait relevé le fabuleux destin de ce Monsieur X ?
    Pour moi, un des meilleurs passage de cet article de journalisme d’investigation.

  8. carlton dit :

    Excellent, un peu long mais plaisir de vous lire.
    C’est clair, si tous les journalistes étaient comme vous, ont prendraient un énorme plaisir de lire et relire les actualités…

    continuez ainsi et merci pour ce moment de lecture

  9. Jean-Louis dit :

    Excellent !